Le Vieux Cordelier IV: Full Text / Texte Complet

 

 

 

LE VIEUX CORDELIER

No IV

Décadi 30 frimaire,
l’an II de la République une et indivisible.
(20 décembre 1793.)

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit.
(J.-J. Rousseau, Contrat Social.)

 

Quelques personnes ont improuvé mon numéro III, où je me suis plu, disent-elles, à faire des rapprochements qui tendent à jeter de la défaveur sur la révolution et les patriotes : elle devraient dire sur les excès de la révolution, et les patriotes d’industrie. Elles croient le numéro réfuté, et tout le monde justifié par ce seul mot : On sait bien que l’état présent n’est pas celui de la liberté ; mais patience, vous serez libres un jour.

Ceux-là pensent apparemment que la liberté, comme l’enfance, a besoin de passer par les cris et les pleurs, pour arriver à l’âge mûr. Il est au contraire de la nature de la liberté, que, pour en jouir, il suffit de la désirer. Un peuple est libre du moment qu’il veut l’être (on se rappelle que c’est un mot de Lafayette) ; il rentre dans la plénitude de tous ses droits, dès le 14 juillet. La liberté n’a ni vieillesse, ni enfance. Elle n’a qu’un âge, celui de la force et de la vigueur. Autrement ceux qui se font tuer pour la République seraient donc aussi stupides que ces fanatiques de la Vendée, qui se font tuer pour des délices de paradis dont ils ne jouiront point. Quand nous aurons péri dans le combat, ressusciterons-nous aussi dans trois jours, comme le croient ces paysans stupides ? Nous combattons pour défendre des biens dont elle met sur-le-champ en possession ceux qui l’invoquent. Ces biens sont la déclaration des droits, la douceur des maximes républicaines, la fraternité, la sainte égalité, l’inviolabilité des principes. Voilà les traces des pas de la déesse ; voilà à quels traits je distingue les peuples au milieu de qui elle habite.

Et à quel autre signe veut-on que je reconnaisse cette liberté divine ? Cette liberté, ne serait-ce qu’un vain nom ? n’est-ce qu’une actrice de l’Opéra, la Candeille ou la Maillard, promenées avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de 46 pieds de haut que propose David ? Si par la liberté vous n’entendez pas, comme moi, les principes, mais seulement un morceau de pierre, il n’y eut jamais d’idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la nôtre.

Ô mes chers concitoyens ! serions-nous donc avilis à ce point, que de nous prosterner devant de telles divinités ? Non, la liberté, descendue du ciel, ce n’est point une nymphe de l’Opéra, ce n’est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons. La liberté, c’est le bonheur, c’est la raison, c’est l’égalité, c’est la justice, c’est la déclaration des droits, c’est votre sublime ConstitutionVoulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects[1], car, dans la déclaration des droits, il n’y a point de maison de suspicion ; il n’y a que des maisons d’arrêt. Le soupçon n’a point de prisons, mais l’accusateur public ; il n’y a point de gens suspects, il n’y a que des prévenus de délits fixés par la loi. Et ne croyez pas que cette mesure serait funeste à la République. Ce serait la mesure la plus révolutionnaire que vous eussiez jamais prise. Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ! Mais y eût-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul à l’échafaud, sans vous faire dix ennemis de sa famille ou de ses amis ? Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traînards de la Révolution, que vous enfermez, qui sont dangereux ? De vos ennemis, il n’est resté parmi vous que les lâches et les malades. Les braves et les forts ont émigré. Ils ont péri à Lyon ou dans la Vendée ; tout le reste ne mérite pas votre colère. Cette multitude de feuillants, de rentiers, de boutiquiers, que vous incarcérez dans le duel entre la monarchie et la république, n’a ressemblé qu’à ce peuple de Rome, dont Tacite peint ainsi l’indifférence, dans le combat entre Vitellius et Vespasien.

« Tant que dura l’action, les Romains s’assemblaient, comme des spectateurs curieux, autour des combattants ; et, comme à un spectacle, ils favorisaient tantôt ceux-ci et tantôt ceux-là par des battements de mains et des acclamations, se déclarant toujours pour les vainqueurs, et lorsqu’un des deux partis venait à lâcher pied, voulant qu’on tirât des maisons et qu’on livrât à l’ennemi ceux qui s’y sauvaient. D’un côté, l’on voyait des morts et des blessés ; de l’autre, des comédies et des restaurateurs remplis de monde. » N’est-ce pas l’image de nos modérés, de nos chapelains, de nos signataires de la fameuse pétition des huit mille et des vingt mille, et de cette multitude immobile entre les jacobins et Coblentz, Belon le succès, criant : Vive La Fayette et son cheval blanc ! ou portant en triomphe le buste de Marat, et le nichant dévotement à la place de la Notre-Dame du coin, et entre les deux chandelles ? On voit que les bourgeois le Paris, l’an 2 de la République, ne ressemblent pas mal encore à ceux de Rome du temps de Vitellius, comme ceux de Rome ressemblaient à ceux d’Athènes, du temps de Platon, dont ce philosophe disait, dans sa République imaginaire, qu’il n’avait rien prescrit pour eux, cette classe étant faite pour suivre aveuglément l’impulsion du gouvernement et des plus forts. On se battait au Carrousel et au Champ-de-Mars, et le Palais-Royal étalait ses bergères et son Arcadie. À côté du tranchant de la guillotine sous lequel tombaient les têtes couronnées, et sur la même place, et dans le même temps, on guillotinait aussi Polichinelle qui partageait l’attention. Ce n’était pas l’amour de la République qui attirait tous les jours tant de monde sur la place de la Révolution, mais la curiosité, et la pièce nouvelle qui ne pouvait avoir qu’une seule représentation. Je suis sûr que la plupart des habitués de ce spectacle se moquaient, au fond de l’âme, des abonnés de l’opéra et de la tragédie, qui ne voyaient qu’un poignard de carton, et des comédiens qui faisaient le mort. Telle était, dit Tacite, l’insensibilité de la ville de Rome, sa sécurité dénaturée et son indifférence parfaite pour tous les partis. Mais Vespasien, vainqueur, ne fit point embastiller toute cette multitude.

De même, croyez-moi, dignes représentants, aujourd’hui que la Convention vient de rejeter sur les intrigants, les patriotes tarés et les ultra-révolutionnaires en moustaches et en bonnet rouge, l’immense poids de terreur qui pesait sur elle ; aujourd’hui qu’elle a repris, sur son piédestal, l’attitude qui lui convenait dans la religion du peuple, et que le comité de salut public veut un gouvernement provisoire, respecté et assez fort pour contenir également les modérés et les exagérés, laissons aussi végéter au coin de leur feu, au moins ces paisibles casaniers qui n’étaient pas républicains sous Louis XV et même sous Louis XVI et les états-généraux, mais qui, dès le 14 juillet, et au premier coup de fusil, ont jeté leurs armes et l’écusson des lis, et ont demandé en grâce à la nation de leur laisser faire leurs quatre repas par jour. Laissez-les, comme Vespasien, suivre aujourd’hui le char du triomphateur, en s’égosillant à crier : Vive la République !

Que de bénédictions s’élèveraient alors de toutes parts ! Je pense bien différemment de ceux qui vous disent qu’il faut laisser la terreur à l’ordre du jour. Je suis certain, au contraire, que la liberté serait consolidée, et l’Europe vaincue, si vous aviez un comité de clémence. C’est ce comité qui finirait la Révolution ; car la clémence est aussi une mesure révolutionnaire, et la plus efficace de toutes, quand elle est distribuée avec sagesse. Que les imbéciles et les fripons m’appellent modéré, s’ils le veulent. Je ne rougis point de n’être pas plus enragé que M. Brutus ; or, voici ce que Brutus écrivait : « Vous feriez mieux, mon cher Cicéron, de mettre de la vigueur à couper cours aux guerres civiles, qu’à exercer de la colère, et poursuivre vos ressentiments contre des vaincus. » On sait que Thrasybule, après s’être emparé d’Athènes, à la tête des bannis, et avoir condamné à mort ceux des trente tyrans qui n’avaient point péri les armes à la main, usa d’une indulgence extrême à l’égard du reste des citoyens, et même fit proclamer une amnistie générale. Dira-t-on que Thrasybule et Brutus étaient des feuillants, des brissotins ? je consens à passer pour modéré, comme ces grands hommes. La politique leur avait appris la maxime que Machiavel a professée depuis, que, lorsque tant de monde a trempé dans une conjuration, on l’étouffe plus sûrement, en feignant de l’ignorer, qu’en cherchant tous les complices. C’est cette politique, autant que sa bonté, son humanité, qui inspira à Antonin ces belles paroles aux magistrats qui le pressaient de poursuivre et de punir tous les citoyens qui avaient eu part à la conjuration d’Attilius : « Je ne suis pas bien aise qu’on voie qu’il y a tant de personnes qui ne m’aiment pas. »

Je ne puis m’empêcher de transcrire ici le passage que l’anti-fédéraliste a cité de Montesquieu, et qui est si bien à l’ordre du jour. On verra que le génie de César ne travaillait pas mieux que la sottise de nos ultra-révolutionnaires à faire détester la république, et à frayer le chemin à la monarchie.

« Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux, avaient conspiré à mettre le désordre dans la république. Pompée, Crassus et César y réussirent à merveille ; et comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci cherchaient à les rendre pires. Ces premiers hommes de la république cherchaient à dégoûter le peuple de son pouvoir, et à devenir nécessaires en rendant extrêmes les inconvéniens du gouvernement républicain. Mais lorsque Auguste fut devenu le maître, il travailla à rétablir l’ordre pour faire sentir le bonheur du gouvernement d’un seul. »

C’est alors qu’Octave sut rejeter habilement sur Antoine et Lépide l’odieux des proscriptions passées ; et comme sa clémence présente appartenait à lui seul, ce fut cette clémence, dont il avait appris l’artifice de Jules-César, qui opéra la révolution, et décida, bien plus que Pharsale et Actium, de l’asservissement de l’univers pour dix-huit siècles. On était las de voir couler le sang dans le Forum et autour de la tribune aux harangues, depuis les Gracques.

Tant d’exemples prouvent ce que je disais tout à l’heure, que la clémence, distribuée avec sagesse, est la mesure la plus révolutionnaire, la plus efficace, au lieu que la terreur n’est que le Mentor d’un jour, comme l’appelle si bien Cicéron : Timor non diuturnus magister officii. Ceux qui ont lu l’histoire savent que c’est la terreur seule du tribunal de Jeffreys et de l’armée révolutionnaire que le major Kirch traînait à sa suite, qui amena la révolution de 1689. Jacques II appelait en riant la campagne de Jeffreys cette sanglante tournée de son tribunal ambulant. Il ne prévoyait pas que son détrônement terminerait la fin de cette campagne. Si on consulte la liste des morts, on verra que ce chancelier d’Angleterre, qui a laissé un nom si abominable, était un petit compagnon en comparaison du général ministre Ronsin, qu’on peut appeler, d’après son affiche, l’Alexandre des bourreaux.

Citoyens collègues, il semble qu’un montagnard n’aurait point à rougir de proposer les mêmes moyens de salut public que Brutus et Thrasybule, surtout si on considère qu’Athènes se préserva de la guerre civile pour avoir suivi le conseil de Thrasybule, et que Rome perdit sa liberté pour avoir rejeté celui de Brutus. Cependant je me garde bien de vous présenter une semblable mesure. Arrière la motion d’une amnistie ! Une indulgence aveugle et générale serait contre-révolutionnaire. Du moins elle serait du plus grand danger et d’une impolitique évidente, non par la raison qu’en donne Machiavel, parce que « le prince doit verser sur les peuples le mal tout à la fois, et le bien goutte à goutte, » mais parce qu’un si grand mouvement imprimé à la machine du gouvernement, en sens contraire à sa première impulsion, pourrait en briser les ressorts. Mais autant il y aurait de danger et d’impolitique à ouvrir la maison de suspicion aux détenus, autant l’établissement d’un comité de clémence me paraît une idée grande et digne du peuple français, effaçant de sa mémoire bien des fautes, puisqu’il en a effacé le temps même où elles furent commises, et qu’il a créé une nouvelle ère de laquelle seule il date sa naissance et ses souvenirs. À ce mot de comité de clémence, quel patriote ne sent pas ses entrailles émues ? car le patriotisme est la plénitude de toutes les vertus, et ne peut pas conséquemment exister là où il n’y a ni humanité, ni philanthropie, mais une âme aride et desséchée par l’égoïsme. Oh ! mon cher Robespierre ! c’est à toi que j’adresse ici la parole ; car j’ai vu le moment où Pitt n’avait plus que toi à vaincre, où, sans toi, le navire Argo périssait, la République entrait dans le chaos, et la société des Jacobins et la montagne devenaient une tour de Babel. Ô mon vieux camarade de collège, toi dont la postérité relira les discours éloquents ! souviens-toi de ces leçons de l’histoire et de la philosophie que l’amour est plus fort, plus durable que la crainte ; que l’admiration et la religion naquirent des bienfaits ; que les actes de clémence sont l’échelle du mensonge, comme nous disait Tertullien, par lesquels les membres des comités du salut public se sont élevés jusqu’au ciel, et qu’on n’y monta jamais sur des marches ensanglantées. Déjà tu viens de t’approcher beaucoup de cette idée, dans la mesure que tu as fait décréter aujourd’hui, dans la séance du décadi 30 frimaire. Il est vrai que c’est plutôt un comité de justice qui a été proposé. Cependant pourquoi la clémence serait-elle devenue un crime dans la république ? Prétendons-nous être plus libres que les Athéniens, le peuple le plus démocrate qui ait jamais existé, qui avait élevé cet autel à la miséricorde, devant lequel le philosophe Demonax, plus de mille ans après, faisait encore prosterner les tyrans ? Je crois avoir bien avancé la démonstration que la saine politique commande une semblable institution. Et notre grand professeur Machiavel, que je ne me lasse point de citer, regarde cet établissement comme le plus important et de première nécessité pour tout gouvernement, le souverain devant plutôt abandonner les fonctions de comité de sûreté générale, que celles de comité de secours. « C’est à lui seul surtout, recommande-t-il que le dépositaire de la souveraineté doit réserver la distribution des grâces, et tout ce qui concilie la faveur, laissant aux magistrats la disposition des peines, et tout ce qui est sujet aux ressentiments. »

Depuis que j’ai commencé mon cours de politique, dans le Vieux Cordelier, un si grand nombre de mes collègues m’a encouragé par des abonnements, et m’a fait l’honneur d’assister à mes leçons, que me trouvant au milieu de tant de députés, je me suis cru cette fois à la tribune même du peuple français. Fort des exemples de l’histoire et des autorités de Thrasybule, Brutus et Machiavel, j’ai transporté au journaliste la liberté d’opinion qui appartient au représentant du peuple à la Convention. J’ai exprimé par écrit mes sentiments sur le meilleur mode de révolutionner, et ce que la faiblesse de mon organe et mon peu de moyens oratoires ne me permet pas de développer si bien. Si ce mot de jubilé, que j’ai risqué pour ne pas être plus impitoyable que Moïse, qui cependant était un fier exterminateur, et une machine infernale du calibre de Ronsin ; si, dis-je, mon comité de clémence paraît à quelques-uns de mes collègues mal sonnant, et sentant le modérantisme ; à ceux qui me reprocheront d’être modéré dans ce numéro 4, je puis répondre, par le temps qui court, comme faisait Marat, quand, dans un temps bien différent, nous lui reprochions d’avoir été exagéré dans sa feuille : Vous n’y entendez rien ; eh ! mon Dieu ! laissez-moi dire : on n’en rabattra que trop.

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[1] Que Messieurs les modérés ne se fassent pas une autorité de ce passage ; qu’ils n’isolent pas cette ligne du reste du numéro quatre ; car c’est de l’ensemble que se compose mon opinion. Je ne veux point, pygmée, avoir une querelle avec le géant, et je déclare que mon sentiment n’est pas qu’on ouvre les deux battants des maisons de suspicion, mais seulement un guichet, et que les quatre ou six examinateurs secrets, décrétés par la Convention, décadi 30 frimaire, interrogent les suspects un à un, et leur rendent la liberté, si leur élargissement ne met point la République en péril. (Note de Desmoulins.)