LE VIEUX CORDELIER
No VI
Décadi 10 nivôse
l’an II de la République une et indivisible.
« Peregrinatus est, animus ejus in nequitia non habitavit. »
(Valère Maxime.)
Camille Desmoulins a fait une débauche d’esprit avec les aristocrates ; mais il est toujours bon républicain, et il lui est impossible d’être autre chose.
(Attestation de Collot-d’Herbois et de Robespierre, séance des Jacobins.)
Encore que je n’aie point fait rendre de décret, loin d’en avoir fabriqué, comme on en accuse l’auteur immortelde Philinthe, sur lequel on me permettra de suspendre mon jugement définitif jusqu’au rapport ; encore que j’aie pensé que le meilleur canot pour se sauver du naufrage était, pour un député, le coffre vide de Bias, ou le coffre vidé de mon beau-père ; et si la calomnie, compulsant mon grand livre, au sortir de la Convention, et trouvant sur les feuillets zéro, comme le 21 septembre 1792, était forcée de me rendre cette justice :
Jean s’en alla comme il était venu,
toutefois cejourd’hui 24 nivôse, considérant que Fabre d’Églantine, l’inventeur du nouveau calendrier, vient d’être envoyé au Luxembourg, avant d’avoir vu le quatrième mois de son annuaire républicain ; considérant l’instabilité de l’opinion, et voulant profiter du moment où j’ai encore de l’encre, des plumes et du papier, et les deux pieds sur les chenets, pour mettre ordre à ma réputation, et fermer la bouche à tous les calomniateurs, passés, présents et à venir, je vais publier ma profession de foi politique, et les articles de la religion dans laquelle j’ai vécu et je mourrai, soit d’un boulet, soit d’un stylet, soit dans mon lit, soit de la mort des philosophes, comme dit le compère Mathieu.
On a prétendu que ma plus douce étude était de charmer les soucis des aristocrates, au coin de leur feu, dans les longues soirées d’hiver, et que c’était pour verser sur leurs plaies l’huile du Samaritain, que j’avais entrepris ce journal aux frais de Pitt. La meilleure réponse, c’est de publier le Credo politique du Vieux Cordelier, et je fais juge tout lecteur honnête, si M. Pitt et les aristocrates peuvent s’accommoder de mon Credo, et si je suis de leur église.
Je crois encore aujourd’hui, comme je le croyais au mois de juillet 1789, comme j’osais alors l’imprimer en toutes lettres dans ma France libre, page 57, « que le gouvernement populaire et la démocratie est la seule constitution qui convienne à la France, et à tous ceux qui ne sont pas indignes du nom d’hommes. »
On peut être partagé d’opinion, comme l’étaient Cicéron et Brutus, sur les meilleures mesures révolutionnaires, et sur le moyen le plus efficace de sauver la République, sans que Cicéron conclût de ce seul dissentiment que Brutus recevait des guinées de Photin, le premier ministre de Ptolémée. Je pense donc encore comme dans le temps où je faisais cette réponse à Marat, au mois d’avril 1791, pendant le voyage de Saint-Cloud, lorsqu’il m’envoyait l’épreuve de son fameux numéro, Aux armes ! ou c’en est fait de nous ! avec les apostilles et changements de sa main, que je conserve, et qu’il me consultait sur cette épreuve : « Imprime toujours, mon cher Marat ; je défendrai dans ta personne le patriotisme et la liberté de la presse jusqu’à la mort. » Mais je crois que, pour établir la liberté, il suffirait, si on voulait, de la liberté de la presse et d’une guillotine économique, qui frappât tous les chefs et tranchât les complots, sans tomber sur les erreurs.
Je crois qu’un représentant n’est pas plus infaillible qu’inviolable. Quand même le salut du peuple devrait, dans un moment de révolution, restreindre aux citoyens la liberté de la presse, je crois que jamais on ne peut ôter à un député le droit de manifester son opinion ; je crois qu’il doit lui être permis de se tromper ; que c’est en considération de ses erreurs que le peuple français a un si grand nombre de représentants, afin que celles des uns puissent être redressées par les autres. Je crois que, sans cette liberté d’opinion indéfinie, il n’existe plus d’assemblées nationales ; je crois que le titre de député ne serait plus qu’un canonicat, et nos séances des matines bien longues, si nous n’étions obligés de méditer, dans le silence du cabinet, ce qu’il y a de plus utile à la République, et, après que notre jugement a pris son parti sur une question, d’avoir le courage de dire notre sentiment à la tribune, au risque de nous faire une foule d’ennemis. Il est écrit : Que celui qui résiste à l’église soit pour vous comme un païen et un publicain. Mais le sans-culotte Jésus n’a point dit dans son livre : Que celui qui se trompe soit pour vous comme un païen et un publicain. Je crois que l’anathème ne peut commencer de même pour le député, non lorsqu’il se trompe, mais lorsque son opinion ayant été condamnée par la Convention et le Concile, il ne laisserait pas d’y persister, et se ferait un hérésiarque. Ainsi par exemple, dans mon numéro IV, quoique la note, et la parenthèse ouverte aussitôt, montre que c’est un comité de justice que je voulais dire, lorsque j’ai dit un comité de clémence ; puisque ce mot nouveau a fait le scandale des patriotes ; puisque, jacobins, cordeliers et toute la Montagne l’ont censuré, et que mes amis, Fréron et A. Ricord fils, n’ont pu s’empêcher eux-mêmes de m’écrire de Marseille que j’avais péché ; je deviendrais coupable, si je ne me hâtais de supprimer moi-même mon comité, et d’en dire ma coulpe, ce que je fais avec une contrition parfaite.
D’ailleurs, Fréron et Ricord parlent bien à leur aise. On sent que la clémence serait hors de saison au port de la Montagne, et dans tel pays d’où j’entendais dénoncer, l’autre jour, au comité de sûreté générale, que la nouvelle de la prise de Toulon y avait été reçue comme une calamité, et que, huit jours avant, la plupart avaient déjà mis bas la cocarde. Certes, si là j’avais été envoyé commissaire de la Convention, et moi aussi j’aurais été un André Dumont et un Laplanche. Mais les lois révolutionnaires, comme toutes les lois en général, sont des remèdes nécessairement subordonnés au climat et au tempérament du malade ; et les meilleures, administrées hors de saison, peuvent le faire crever. Prends donc garde, Fréron, que je n’écrivais pas mon numéro IV à Toulon, mais ici, où je t’assure que tout le monde est au pas, et qu’il n’est pas besoin de l’éperon du Père Duchesne, mais plutôt de la bride du Vieux Cordelier ; et je te vais le prouver, sans sortir de chez moi, et par un exemple domestique.
Tu connais mon beau-père, le citoyen Duplessis, bon roturier, et fils d’un paysan, maréchal ferrant du village. Eh bien ! avant-hier, deux commissaires de la section de Mucius Scævola (la section de Vincent, ce sera te dire tout) montent chez lui ; ils trouvent dans la bibliothèque des livres de droit ; et nonobstant le décret qui porte qu’on ne touchera point à Domat, ni à Charles Dumoulin, bien qu’ils traitent des matières féodales, ils font main basse sur la moitié de la bibliothèque, et chargent deux crocheteurs des livres paternels. Ils trouvent une pendule dont la pointe de l’aiguille était, comme la plupart des pointes d’aiguilles, terminée en trèfle ; il leur semble que cette pointe a quelque chose d’approchant d’une fleur de lis ; et nonobstant le décret qui ordonne de respecter les monuments des arts, ils confisquent la pendule. Notez bien qu’il y avait à côté une malle, sur laquelle était l’adresse fleurdelisée du marchand. Ici, il n’y avait pas moyen de nier que ce fût une belle et bonne fleur de lis ; mais, comme la malle ne valait pas un corset, les commissaires se contentent de rayer les lys, au lieu que la malheureuse pendule, qui vaut bien 1,200 livres, est, malgré son trèfle, emportée par eux-mêmes qui ne se fiaient pas aux crocheteurs d’un poids si précieux ; et ce, en vertu du droit que Barère a appelé si heureusement le droit de préhension, quoique le décret s’opposât, dans l’espèce, à l’application de ce droit. Enfin, notre duumvirat sectionnaire, qui se mettrait ainsi au-dessus des décrets, trouve le brevet de pension de mon beau-père, qui, comme tous les brevets de pension, n’étant pas de nature à être porté sur le grand livre de la République, était demeuré dans le portefeuille, et qui, comme tous les brevets de pensions possibles, commençait par ce protocole : Louis, etc. Ciel ! s’écrient les commissaires, le nom du tyran !… Et après avoir retrouvé leur haleine, suffoquée d’abord par leur indignation, ils mettent en poche le brevet de pension, c’est-à-dire, 1,000 livres de rente, et emportent la marmite. Autre crime. Le citoyen Duplessis, qui était premier commis des finances sous Clugny, avait conservé, comme c’était l’usage, le cachet du contrôle général d’alors. Un vieux portefeuille de commis, qui était au rebut, oublié au-dessus d’une armoire, dans un tas de poussière, et auquel il n’avait pas touché ni même pensé, depuis dix ans peut-être, et sur lequel on parvint à découvrir l’empreinte de quelques fleurs de lis, sous deux doigts de crasse, acheva de compléter la preuve que le citoyen Duplessis était suspect ; et le voilà lui, enfermé jusqu’à la paix, et le scellé mis sur toutes les portes de cette campagne, où tu te souviens, mon cher Fréron, que décrétés tous deux de prise de corps, après le massacre du Champ de Mars, nous trouvions un asile que le tyran n’osait violer.
Le plaisant de l’histoire, c’est que ce suspect était devenu le sexagénaire le plus ultrà que j’aie encore vu. C’était le père Duchesne de la maison. À l’entendre, on ne coffrait que des conspirateurs, tout au moins des aristocrates, et la guillotine chômait encore trop souvent. Je crois que s’il n’avait été un peu plus content de mon numéro V, il m’aurait fermé la porte du logis. Aussi la première fois que j’allai le voir aux Carmes, la piété filiale fut moins forte en moi que le comique de la situation ; et il me fut impossible de ne pas rire aux éclats de ce compliment qui venait si naturellement, et avec lequel je le saluai ; « Eh bien ! cher père, trouvez-vous encore qu’il n’y a que les contre-révolutionnaires qui sifflent la linotte ? » Cette anecdote répond à tout, et j’espère que Xavier Audouin ne fera plus à la séance des Jacobins, cette question : « Hommes lâches, qui prétendez arrêter le torrent de la Révolution, que signifient ces nouvelles dénominations, d’extrà, d’ultrà-révolutionnaires ? » Je viens d’en donner, je pense, un échantillon. Car enfin, il n’est dit nulle part, dans les instructions sur le gouvernement révolutionnaire, que M. Brigandeau, ci-devant en bonnet carré au Châtelet, maintenant en bonnet rouge à la section, pourra mettre sous son bras, une pendule, parce que la pointe de l’aiguille se termine en trèfle, et dans sa poche mon brevet de pension, parce que ce brevet commençait, comme tous les brevets de pension des quatre-vingt-six départements, par ce mot, Louis, roi, qui se trouve aussi dans tous les livres. Et nous n’avons pas fait la Révolution, seulement pour que M. Brigandeau changeât de bonnet.
Je reviens à mon credo.
Mirabeau nous disait : « Vous ne savez pas que la liberté est une garce qui aime à être couchée (il se servait d’une expression plus énergique) sur des matelas de cadavres ; » mais quand Mirabeau nous tenait ce propos, au coin de la rue du Mont-Blanc, je soupçonne qu’il ne parlait pas ainsi de la liberté dans le dessein de nous la faire aimer, mais bien pour nous en faire peur ; je persiste à croire que notre liberté, c’est l’inviolabilibité des principes de la Déclaration des droits ; c’est la fraternité, la sainte égalité, le rappel sur la terre, ou du moins en France, de toutes les vertus patriarcales, c’est la douceur des maximes républicaines, c’est, ce res sacra miser, ce respect pour le malheur, que commande notre sublime Constitution ; je crois que la liberté, en un mot, c’est le bonheur ; et certes, on ne persuadera à aucun patriote, qui réfléchit tant soit peu, que faire dans mes numéros un portrait enchanteur de la liberté, ce soit conspirer contre la liberté.
Je crois en même temps, comme je l’ai professé, que, dans un moment de révolution, une politique saine a dû forcer le comité de salut public à jeter un voile sur la statue de la liberté, à ne pas verser tout à la fois sur nous cette corne d’abondance que la déesse tient dans sa main, mais à suspendre l’émission d’une partie de ses bienfaits, afin de nous assurer plus tard la jouissance de tous. Je crois qu’il a été bon de mettre la terreur à l’ordre du jour, et d’user de la recette de l’Esprit saint, que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse ; de la recette du bon sans-oulotte Jésus, qui disait : Moitié gré, moitié force, convertissez-les toujours, compelle eos intrare. Personne n’a prouvé la nécessité des mesures révolutionnaires par des arguments plus forts que je n’ai fait, même dans mon Vieux Cordelier qu’on n’a pas voulu entendre.
Je crois que la liberté n’est pas la misère ; qu’elle ne consiste pas à avoir des habits râpés et percés aux coudes, comme je me rappelle d’avoir vu Roland et Guadet affecter d’en porter, ni à marcher avec des sabots ; je crois, au contraire, qu’une des choses qui distingue le plus les peuples libres des peuples esclaves, c’est qu’il n’y a point de misère, point de haillons, là où existe la liberté. Je crois encore, comme je le disais dans les trois dernières lignes de mon histoire des Brissotins, que vous avez tant fêtoyée : Qu’il n’y a que la République qui puisse tenir à la France la promesse que la Monarchie lui avait faite en vain, depuis deux cents ans : La poule au pot pour tout le monde. Loin de penser que la liberté soit une égalité de disette, je crois au contraire qu’il n’est rien tel que le gouvernement républicain pour amener la richesse des nations. C’est ce que ne cessent de répéter les publicistes depuis le seizième siècle : Comparez, écrivait Gordon, en se moquant de nos grands-pères, il y a quarante ans, comparez l’Angleterre avec la France, les sept Provinces-Unies, sous le gouvernement des États, avec le même peuple, sous la domination de l’Espagne. Avant Gordon, le chevalier Temple observait, que « le commerce ne fleurit jamais dans un gouvernement despotique, parce que personne n’est assuré de jouir longtemps de ce qu’il possède, tandis que la liberté ne peut manquer d’éveiller l’industrie, et de porter les nations au plus haut degré de prospérité et de fortune publique où leur population leur permet d’atteindre ; témoins Tyr, Carthage, Athènes, Syracuse, Rhodes, Londres, Amsterdam. » Et comme la théorie de la liberté, plus parfaite chez nous que chez ces différents peuples, présage à Pitt, pour la France, le dernier degré de prospérité nationale, et montre dans l’avenir au fils de Chatam notre patrie, que son père avait si fort en horreur, faisant, par son commerce, ses arts et sa splendeur future, le désespoir des autres nations, c’est par cette seule raison, n’en doutons pas, que la jalouse Angleterre nous fait cette guerre atroce. Qu’importerait à Pitt, en effet, que la France fût libre, si sa liberté ne servait qu’à nous ramener à l’ignorance des vieux Gaulois, à leurs sayes, leurs brayes, leur gui de chêne et leurs maisons qui n’étaient que des échoppes en terre glaise ?
Loin d’en gémir, il me semble que Pitt donnerait bien des guinées pour qu’une telle liberté s’établit chez nous. Mais ce qui rendrait furieux le gouvernement anglais, c’est si l’on disait de la France ce que disait Dicéarque de l’Attique : « Nulle part au monde on ne peut vivre plus agréablement qu’à Athènes, soit qu’on ait de l’argent, soit qu’on n’en ait point. Ceux qui se sont mis à l’aise, par le commerce ou leur industrie, peuvent s’y procurer tous les agréments imaginables ; et quant à ceux qui cherchent à le devenir, il y a tant d’ateliers où ils gagnent de quoi se divertir aux Antestheries [1] et mettre encore quelque chose de côté, qu’il n’y a pas moyen de se plaindre de sa pauvreté sans se faire à soi-même un reproche de sa paresse. » Je crois que la liberté ne consiste point dans une égalité de privations, et que le plus bel éloge de la Convention serait, si elle pouvait se rendre ce témoignage : « J’ai trouvé la nation sans culottes, et je la laisse culottée. »
Ceux qui, par un reste de bienveillance pour moi, et ce vieil intérêt qu’ils conservent au procureur général de la Lanterne, expliquent ce qu’ils appellent mon apostasie, en prétendant que j’ai été influencé, et en mettant les iniquités de mes numéros III et IV sur le dos de Fabre d’Églantine et Philippeaux, qui ont bien assez de leur responsabilité personnelle, je les remercie de ce que cette excuse a d’obligeant ; mais ceux-là montrent bien qu’ils ne connaissent point l’indépendance indomptée de ma plume qui n’appartient qu’à la République, et peut-être un peu à mon imagination et à ses écarts, si l’on veut, mais non à l’ascendant et à l’influence de qui que ce soit. Ceux qui condamnent le Vieux Cordelier, n’ont donc pas lu les Révolutions de France et de Brabant. Ils se souviendraient que ce sont ces même rêves de ma philanthropie, qu’on me reproche, qui ont puissamment servi la Révolution, dans mes numéros 89, 90 et 91. Ils verraient que je n’ai point varié ; que ce sont les patriotes eux-mêmes qui ont enraciné dans ma tête ces erreurs par leurs applaudissements, et que ce système de républicanisme dont on veut que je proscrive l’ensemble, n’est point en moi apostasie, mais impénitence finale.
On ne se souvient donc plus de ma grande colère contre Brissot, il y a au moins trois ans, à propos d’un numéro du Patriote français où il s’avisait de me rappeler à l’ordre, et de me traiter de républicain muscadin, précisément à cause que j’avais énoncé les mêmes opinions que je viens de professer tout à l’heure. « Qu’appelez-vous, lui répondis-je quelque part (dans mon second tome, je crois) ; que voulez-vous dire avec votre brouet noir, et votre liberté de Lacédémone ? Le beau législateur que ce Lycurgue dont la science n’a consisté qu’à imposer des privations à ses concitoyens ; qui les a rendus égaux comme la tempête rend égaux tous ceux qui ont fait naufrage ; comme Omar rendait tous les Musulmans égaux, et aussi savants les uns que les autres, en brûlant toutes les bibliothèques ! Ce n’est point là l’égalité que nous envions ; ce n’est point là ma république. « L’amour de soi-même, dit J.-J. Rousseau, est le plus puissant, et même, selon moi, le seul motif qui fasse agir les hommes. » Si nous voulons faire aimer la République, il faut donc, Monsieur Brissot de Warville, la peindre telle, que l’aimer, ce soit s’aimer soi-même. »
On ne se souvient donc plus de mon discours de la Lanterne dans lequel, quinze mois auparavant, je jetais une clameur si haute, au sujet d’un certain pamphlet intitulé, le Triomphe des Parisiens, où l’auteur voulait nous faire croire que, dans peu, Paris deviendrait aussi désert que l’ancienne Ninive ; que, dans six mois, l’herbe cacherait le pavé de la rue Saint-Denis et de la place Maubert : que nous aurions des couches de melons sur la terrasse des Tuileries, et des carrés d’oignons dans le Palais-Royal. « Adieu, disait-il, les tailleurs, les tapissiers, les selliers, les épiciers, les doreurs, les enlumineurs, les bijoutiers, les orfèvres, les marchandes de modes et les prêtresses de l’Opéra, les théâtres et les restaurateurs. » L’auteur aristocrate ne faisait pas grâce aux boulangers, et se persuadait que nous allions brouter l’herbe, et devenir un peuple le lazaronis et de philosophes, avec le bâton et la besace. Qu’on lise, dans ma Lanterne aux Parisiens, comme je relançais ce prophète de malheur qui défigurait ma république, et quelle prophétie bien différente j’opposai à ce Mathan de l’aristocratie. « Comment ! m’écriais-je, plus de Palais-Royal ! plus d’Opéra ! plus de Méot ! c’est là l’abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel ; c’est une véritable contre-révolution ! »
Et je m’étudiais au contraire à offrir des peintures riantes de la révolution, et à en faire attendre à la France bien d’autres effets dont je me faisais presque caution. Et les jacobins et les cordeliers m’applaudissaient. Et c’est par ces tableaux que, missionnaire de la Révolution et de la République, je m’insinuais dans l’esprit de mes auditeurs, que je partageais les égoïstes, c’est-à-dire, tous les nommes, d’après la maxime incontestable de J.-J. Rousseau, que j’ai soulignée tout à l’heure, que j’en baptisais un grand nombre, et que je les ramenais au giron de l’église des jacobins. Non, il ne peut y avoir que les trois cents commis de Bouchotte, qui, pensant qu’il était de leur honneur de venger la petite piqûre que j’avais faite à l’amour-propre du ministre de la guerre, au lieu de se récuser, comme la délicatesse la demandait, se soient levés pour m’excommunier et me faire rayer des jacobins. Quoique cet arrêté ait été rapporté dans la séance, après une oraison de Robespierre, qui a duré une heure et demie, il est impossible que la société, même à l’ouverture de la séance, m’eût rayé, pour avoir professé, dans le Vieux Cordelier, le même corps de doctrine qu’elle a applaudi tant de fois dans mes Révolutions de Brabant, et pour lequel elle m’avait nommé procureur général de la Lanterne, quatre ans avant que ma charge fût passée au Père Duchesne. On voit que ce qu’on appelle aujourd’hui dans mes feuilles, du modérantisme, est mon vieux système d’utopie. On voit que tout mon tort est d’être resté à ma hauteur du 12 juillet 1789, et de n’avoir pas grandi d’un pouce non plus qu’Adam ; tout mon tort est d’avoir conservé les vieilles erreurs de la France libre, de la Lanterne, des Révolutions de Brabant, de la Tribune des Patriotes, et de ne pouvoir renoncer aux charmes de ma République de Cocagne.
Je suis obligé de renvoyer à un autre jour la suite de mon Credo politique, ne voulant plus souffrir qu’on vende encore vingt sous un de mes numéros, comme il est arrivé de mon cinquième, ce qui a donné lieu aux calomnies. Vous savez bien, citoyen Desenne, que loin de vendre mon journal à la République, je ne le vends pas même à mon libraire, de peur qu’on ne dise que je suis un marchand de patriotisme, et que je ne dois pas faire sonner si haut mes écrits révolutionnaires, puisque c’est mon commerce. Mais, à votre tour, citoyen Desenne, je vous prie de soigner la popularité de l’auteur. Oui, c’est vous qui m’avez perdu. Le prix exorbitant du numéro V est cause qu’aucun sans-culotte n’a pu le lire ; et Hébert a eu sur moi un triomphe complet. Encore si la société des Jacobins s’était fait donner lecture de ce numéro V, et avait voulu entendre mon défenseur officieux, comme elle en avait pris l’arrêté ! L’attention et le silence que les tribunes avaient prêté à mes numéros IV et III (ce qui prouve que les oreilles du peuple ne sont pas si hébertistes qu’on le dit, et qu’il aime qu’on lui parle un autre langage et qu’on lui fasse l’honneur de croire qu’il entend le français), la défaveur très peu sensible avec laquelle les tribunes avaient écouté ces deux numéros, annonçaient que la lecture du cinquième numéro me vaudrait une absolution générale : mais apparemment les commis de la guerre n’ont jamais voulu consentir à cette lecture, en sorte que si la société n’avait pas rapporté ma radiation, le déni de justice était des plus criants. Et c’est vous, citoyen Desenne, qui êtes cause que ma popularité a perdu contre Hébert cette fameuse bataille de Jemmapes, ou plutôt c’est ma faute d’avoir fait une si longue apologie. Mes numéros seront plus courts désormais. Je veux surtout être lu des sans-culottes, et être jugé par mes pairs ; et j’exige de vous, quand vous devriez employer un papier bien mauvais, que vous ne vendiez pas mes numéros, dans la rue, plus cher que le Père Duchesne ne vend les siens à Bouchotte, c’est-à-dire 2 sous, à raison de huit pages, et 120,000 francs pour 1,200,000 exemplaires.
P. S. Miracle ! grande conversion du Père Duchesne ! « Je l’ai déjà dit cent fois, écrit-il dans un de ses derniers numéros, et je le dirai toujours, que l’on imite le sans-culotte Jésus ! que l’on suive à la lettre son Évangile, et tous les hommes vivront en paix… Quand une troupe égarée et furieuse poursuivit la femme adultère, il écrivit sur le sable ces mots : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. » Quand Pierre coupa l’oreille de certain Philippotin, il ordonna à Pierre de rengainer son épée, en lui disant : « Quiconque frappe du glaive, du glaive sera frappé. »
Qu’Hébert parle ainsi, je serai le premier à m’écrier : La trésorerie nationale ne peut acheter trop cher de tels numéros ! Poursuis, Hébert ; le divin sans-culotte que tu cites a dit : « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un Père Duchesne qui se convertit, que pour quatre-vingt-dix-neuf Vieux Cordeliers qui n’ont pas besoin de pénitence. » Mais tu devrais te souvenir d’avoir lu dans le même livre : « Tu ne diras point, à ton frère, Raca, c’est-à-dire, viédase. Tu ne mentiras point. » Or, comment as-tu pu dire à nos frères les sans-culottes, en parlant de mon numéro V : « Voyez le bout de l’oreille aristocratique. Camille me reproche d’avoir été un pauvre frater, qui faisait des saignées à 12 sous. Vous voyez comme il méprise la sans-culotterie. » Cela est très adroit de ta part, Père Duchesne, pour faire crier tolle sur le Vieux Cordelier. Mais où est ta probité et ta bonne foi ? et comment peux-tu tromper ainsi les sans-culottes ? Je ne t’ai point dit que tu étais un pauvre frater, mais un respectable frater, ce qui emporte l’idée toute contraire de celle que tu me prêtes. Qui ne voit que, loin de mépriser ta véritable sans-culotterie d’alors, comparée à ta fortune présente, c’est comme si je t’avais dit : « Alors tu étais estimable ; alors tu étais respectable. » Avoue, Père Duchesne, que si Danton ne s’était pas opposé hier au décret contre la calomnie, tu serais ici bien pris sur le fait. Mais je me réjouis que l’heureuse diversion sur les crimes du gouvernement anglais ait terminé tous nos combats ; c’est un des plus grands services qu’aura rendus à la patrie celui qui a ouvert cette discussion, à laquelle je compte payer aussi mon contingent. En attendant, je n’ai pu me défendre de parer ici ton coup de jarnac.
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[1] On appelait ainsi les fêtes consacrées à Bacchus, c’étaient les Sans-Culottides d’Athènes ; leur institution était moins morale, moins belle. Elles ne duraient que trois jours ; savoir, la fête des Tonneaux, et celle des Coupes et des Marmites (Note de Desmoulins.)