LE VIEUX CORDELIER
No III
l’an II de la République, une et indivisible (15 déc. 1793).
Une différence entre la monarchie et la république, qui suffirait seule pour faire repousser avec horreur, par les gens de bien, le gouvernement monarchique, et lui faire préférer la république, quoi qu’il en coûte pour l’établir, c’est que si, dans la démocratie, le peuple peut être trompé, du moins c’est la vertu qu’il aime, c’est le mérite qu’il croit élever aux places, au lieu que les coquins sont l’essence de la monarchie. Les vices, les pirateries et les crimes qui sont la maladie des républiques, sont la santé des monarchies. Le cardinal de Richelieu l’avoue dans son testament politique, où il pose en principe, que le roi doit éviter de se servir des gens de bien. Avant lui, Salluste avait dit : « Les rois ne sauraient se passer des fripons, et, au contraire, ils doivent avoir peur et se méfier de la probité. » Ce n’est donc que dans la démocratie que le bon citoyen peut raisonnablement espérer de voir cesser le triomphe de l’intrigue et du crime ; et pour cela le peuple n’a besoin que d’être éclairé : c’est pourquoi, afin que le règne d’Astrée revienne, je reprends la plume, et je veux aider le père Duchesne à éclairer mes concitoyens, et à répandre les semences du bonheur public.
Il y a encore cette différence entre la monarchie et la république, que les règnes des plus méchants empereurs, Tibère, Claude, Néron, Caligula, Domitien, eurent d’heureux commencements. Tous les règnes ont la joyeuse entrée.
C’est par ces réflexions que le patriote répond d’abord au royaliste, riant sous cape de l’état présent de la France, comme si cet état violent et terrible devait durer : Je vous entends, messieurs les royalistes, narguer tout bas les fondateurs de la république, et comparer le temps de la Bastille. Vous comptez sur la franchise de ma plume, et vous vous faites un plaisir malin de la suivre, esquissant fidèlement le tableau de ce dernier semestre. Mais je saurai tempérer votre joie, et animer les citoyens d’un nouveau courage. Avant de mener le lecteur aux Breteaux, et sur la place de la Révolution, et de les lui montrer inondés du sang qui coula, pendant ces six mois, pour l’éternel affranchissement d’un peuple de vingt-cinq millions d’hommes, et non encore lavés par la liberté et le bonheur public, je vais commencer par reporter les yeux de mes concitoyens sur les règnes des Césars, et sur ce fleuve de sang, sur cet égoût de corruption et d’immondices coulant perpétuellement sous la monarchie.
Muni de ce numéro préliminaire, le souscripteur, fût-il doué de la plus grande sensibilité, se soutiendra facilement, pendant la traversée qu’il entreprend avec moi de ce période de la révolution. Dans le combat à mort que se livrent, au milieu de nous, la république et la monarchie, et dans la nécessité que l’une ou l’autre remportât une victoire sanglante, qui pourra gémir du triomphe de la république, après avoir vu la description que l’histoire nous a laissée du triomphe de la monarchie ; après avoir jeté un coup d’œil sur la copie ébauchée et grossière des tableaux de Tacite, que je vais présenter à l’honorable cercle de mes abonnés ?
« Après le siége de Pérouse, disent les historiens, malgré la capitulation, la réponse d’Auguste fut : « Il vous faut tous périr. » Trois cents des principaux citoyens furent conduits à l’autel de Jules César, et là, égorgés le jour des ides de mars ; après quoi le reste des habitants fut passé pêle-mêle au fil de l’épée, et la ville, une des plus belles de l’Italie, réduite en cendres, et autant effacée qu’Herculanum de la surface de la terre. « Il y avait anciennement à Rome, dit Tacite, une loi qui spécifiait les crimes d’état et de lèse-majesté, et portait peine capitale. Ces crimes de lèse-majesté, sous la république, se réduisaient à quatre sortes : si une armée avait été abandonnée dans un pays ennemi ; si l’on avait excité des séditions ; si les membres des corps constitués avaient mal administré les affaires et les deniers publics ; si la majesté du peuple romain avait été avilie. Les empereurs n’eurent besoin que de quelques articles additionnels à cette loi pour envelopper et les citoyens et les cités entières dans la proscription. Auguste fut le premier extendeur de cette loi de lèse-majesté, dans laquelle il comprit les écrits qu’il appelait contre-révolutionnaires[1]. » Sous ses successeurs, et bientôt les extensions n’eurent plus de bornes. Dès que des propos furent devenus des crimes d’État, de là il n’y eut qu’un pas pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même.
« Bientôt ce fut un crime de lèse-majesté ou de contre-révolution à la ville de Nursia, d’avoir élevé un monument à ses habitants, morts au siége de Modène, en combattant cependant sous Auguste lui-même, mais parce qu’alors Auguste combattait avec Brutus, et Nursia eut le sort de Pérouse.
« Crime de contre-révolution à Libon Drusus d’avoir demandé aux diseurs de bonne aventure, s’il ne posséderait pas un jour de grandes richesses. Crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus, d’avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des descendants de Cassius, d’avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus, d’avoir fait une tragédie où il y avait tel vers à qui l’on pouvait donner deux sens. Crime de contre-révolution à Torquatus Silanus, de faire de la dépense. Crime de contre-révolution à Petreïus, d’avoir eu un songe sur Claude. Crime de contre-révolution à Appius Silanus, de ce que la femme de Claude avait eu un songe sur lui. Crime de contre-révolution à Pomponius, parce qu’un ami de Séjan était venu chercher un asile dans une de ses maisons de campagne. Crime de contre-révolution d’être allé à la garde-robe sans avoir vidé ses poches, et en conservant dans son gilet un jeton à face royale, ce qui était un manque de respect à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-révolution, de se plaindre des malheurs du temps, car c’était faire le procès du gouvernement. Crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula. Pour y avoir manqué, grand nombre de citoyens furent déchirés de coups, condamnés aux mines ou aux bêtes, quelques-uns même sciés par le milieu du corps. Crime de contre-révolution à la mère du consul Fusius Geminus, d’avoir pleuré la mort funeste de son fils.
« Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne voulait s’exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avait fait mourir les proches allaient en rendre grâce aux Dieux ; ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendit coupable.
« Tout donnait de l’ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité ; c’était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Studia civium in se verteret et si multi idem audeant, bellum esse. Suspect.
« Fuyait-on au contraire la popularité, et se tenait-on au coin de son feu ; cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la considération. Quanto metu occultior, tantò famæ adeptus. Suspect.
« Étiez-vous riche ; il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Auri vim atque opes Plauti principi infensas. Suspect.
« Étiez-vous pauvre ; comment donc ! invincible empereur, il faut surveiller de plus près cet homme. Il n’y a personne d’entreprenant comme celui qui n’a rien. Syllam inopem, undè prœcipuam audaciam. Suspect.
« Étiez-vous d’un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ; ce qui vous affligeait, c’est que les affaires publiques allaient bien. Hominem bonis publias mœstum. Suspect.
« Si, au contraire, un citoyen se donnait du bon temps et des indigestions, il ne se divertissait que parce que l’empereur avait eu cette attaque de goutte qui heureusement ne serait rien ; il fallait lui faire sentir que sa majesté était encore dans la vigueur de l’âge. Reddendam pro intempestivâ licentiâ mœstam et funebrem noctem quâ sentiat vivere Vitellium et imperare. Suspect.
« Était-il vertueux et austère dans ses mœurs ; bon ! nouveau Brutus, qui prétendait par sa pâleur et sa perruque de Jacobin, faire la censure d’une cour aimable et bien frisée. Gliscere œmulos Brutorum vultûs rigidi et tristis quo tibi lasciviam exprobrent. Suspect.
« Était-ce un philosophe, un orateur ou un poëte ; il lui convenait bien d’avoir plus de renommée que ceux qui gouvernaient ! Pouvait-on souffrir qu’on fit plus d’attention à l’auteur, aux quatrièmes, qu’à l’empereur dans sa loge grillée ? Virginium et Rufum claritudo nominis. Suspect.
« Enfin, s’était-on acquis de la réputation à la guerre ; on n’en était que plus dangereux par son talent. Il y a de la ressource avec un général inepte. S’il est traître, il ne peut pas si bien livrer une armée à l’ennemi, qu’il n’en revienne quelqu’un. Mais un officier du mérite de Corbulon ou d’Agricola, s’il trahissait, il ne s’en sauverait pas un seul. Le mieux était de s’en défaire : Au moins, Seigneur, ne pouvez-vous vous dispenser de l’éloigner promptement de l’armée. Multa militari famâ metum fecerat. Suspect.
« On peut croire que c’était bien pis, si on était petit-fils ou allié d’Auguste : on pouvait avoir un jour des prétentions au trône. Nobilem et quod tunc spectareturè Cæsarum posteris ! Suspect.
« Et tous ces suspects, sous les empereurs, n’en étaient pas quittes, comme chez nous, pour aller aux Madelonnettes, aux Irlandais, ou à Sainte-Pélagie. Le prince leur envoyait l’ordre de faire venir leur médecin ou leur apothicaire, et de choisir dans les vingt-quatre heures, le genre de mort qui leur plairait le plus. Missus centurio qui maturaret eum. »
C’est ainsi qu’il n’était pas possible d’avoir aucune qualité, à moins qu’on n’en eût fait un instrument de la tyrannie, sans éveiller la jalousie du despote, et sans s’exposer à une perte certaine. C’était un crime d’avoir une grande place, ou d’en donner sa démission ; mais le plus grand de tous les crimes était d’être incorruptible. Néron avait tellement détruit tout ce qu’il y avait de gens de bien, qu’après s’être défait de Thrasea et de Soranus il se vantait d’avoir aboli jusqu’au nom de la vertu sur la terre. Quand le sénat les avait condamnés, l’empereur lui écrivait une lettre de remercîment de ce qu’il avait fait périr un ennemi de la République ; de même qu’on avait vu le tribun Clodius élever un autel à la liberté ! sur l’emplacement de la maison rasée de Cicéron, et le peuple crier : Vive la liberté.
L’un était frappé à cause de son nom ou de celui de ses ancêtres ; un autre, à cause de sa belle maison d’Albe ; Valerius Asiaticus, à cause que ses jardins avaient plu à l’impératrice ; Statilius, à cause que son visage lui avait déplu ; et une multitude, sans qu’on en pût deviner la cause. Toranius, le tuteur, le vieux ami d’Auguste, était proscrit par son pupille, sans qu’on sût pourquoi, sinon qu’il était homme de probité, et qu’il aimait sa patrie. Ni la préture, ni son innocence ne purent garantir Quintus Gellius des mains sanglantes de l’exécuteur ; et cet Auguste, dont on a tant vanté la clémence, lui arrachait les yeux de ses propres mains. On était trahi et poignardé par ses esclaves, ses ennemis ; et si on n’avait point d’ennemi, on trouvait pour assassin un hôte, un ami, un fils. En un mot, sous ces règnes, la mort naturelle d’un homme célèbre, ou seulement en place, était si rare, que cela était mis dans les gazettes comme un événement, et transmis par l’historien à la mémoire des siècles. « Sous ce consulat, dit notre annaliste, il y eut un pontife, Pison, qui mourut dans son lit, ce qui parut tenir du prodige. »
La mort de tant de citoyens innocents et recommandables semblait une moindre calamité que l’insolence et la fortune scandaleuse de leurs meurtriers et de leurs dénonciateurs. Chaque jour, le délateur sacré et inviolable faisait son entrée triomphale dans le palais des morts, en recueillait quelque riche succession. Tous ces dénonciateurs se paraient des plus beaux noms, se faisaient appeler Cotta, Scipion, Régulus, Cassius, Severus. La délation était le seul moyen de parvenir, et Régulus fut fait trois fois consul pour ses dénonciations. Aussi tout le monde se jetait-il dans une carrière des dignités si large et si facile, et pour se signaler par un début illustre, et faire ses caravanes de délateur, le marquis Serenus intentait une accusation de contre-révolution contre son vieux père, déjà exilé ; après quoi, il se faisait appeler fièrement Brutus.
Tels accusateurs, tels juges. Les tribunaux, protecteurs de la vie et des propriétés, étaient devenus des boucheries où ce qui portait le nom de supplice et de confiscation n’était que vol et assassinat.
S’il n’y avait pas moyen d’envoyer un homme au tribunal, on avait recours à l’assassinat et au poison. Celer, Œlius, la fameuse Locuste, le médecin Anicet, étaient des empoisonneurs de profession, patentés, voyageant à la suite de la cour, et une espèce de grands officiers de la couronne. Quand ces demi-mesures ne suffisaient pas, le tyran recourait à une proscription générale. C’est ainsi que Caracalla, après avoir tué de ses mains son frère Géta, déclarait ennemis de la république tous ses amis et partisans, au nombre de vingt mille ; et Tibère, ennemis de la république, tous les amis et partisans de Séjan, au nombre de trente mille. C’est ainsi que Sylla, dans un seul jour, avait interdit le feu et l’eau à soixante-dix mille Romains. Si un lion empereur avait eu une cour et une garde prétorienne de tigres et de panthères, ils n’eussent pas mis plus de personnes en pièces que les délateurs, les affranchis, les empoisonneurs et les coupe-jarrets des Césars ; car la cruauté causée par la faim cesse avec la faim, au lieu que celle causée par la crainte, la cupidité et les soupçons des tyrans, n’a point de bornes. Jusqu’à quel degré d’avilissement et de bassesse l’espèce humaine ne peut-elle donc pas descendre, quand on pense que Rome a souffert le gouvernement d’un monstre qui se plaignait que son règne ne fût point signalé par quelque calamité, peste, famine, tremblement de terre ; qui enviait à Auguste le bonheur d’avoir eu, sous son empire, une armée taillée en pièces ; et au règne de Tibère, les désastres de l’amphithéâtre de Fidènes, où il avait péri cinquante mille personnes ; et, pour tout dire en un mot, qui souhaitait que le peuple romain n’eût qu’une seule tête, pour le mettre en masse à la fenêtre !
Que les royalistes ne viennent pas me dire que cette description ne conclut rien, que le règne de Louis XVI ne ressemblait point à celui des Césars. S’il n’y ressemblait point, c’est que chez nous, la tyrannie, endormie depuis longtemps au sein des plaisirs, et se reposant sur la solidité des chaînes que nos pères portaient depuis quinze cents ans, croyait n’avoir plus besoin de la terreur, seul instrument des despotes, dit Machiavel, et instrument tout-puissant sur des âmes basses, timides, et faites pour l’esclavage. Mais aujourd’hui que le peuple s’est réveillé, et que l’épée de la République a été tirée contre les monarchies, laissez la royauté remettre le pied en France ; c’est alors que ces médailles de la tyrannie, si bien frappées par Tacite, et que je viens de mettre sous les yeux de mes concitoyens, seront la vivante image de ce qu’ils auront à souffrir de maux pendant cinquante ans. Et faut-il chercher des exemples si loin ? Les massacres du Champ-de-Mars et de Nancy ; ce que Robespierre racontait l’autre jour aux Jacobins, des horreurs que les Autrichiens ont commises aux frontières, les Anglais à Gênes, et les royalistes à Fougères et dans la Vendée, et la violence seule des partis, montrent assez que le despotisme, rentré furieux dans ses possessions détruites, ne pourrait s’y affermir qu’en régnant comme les Octave et les Néron. Dans ce duel entre la liberté et la servitude, et dans la cruelle alternative d’une défaite mille fois plus sanglante que notre victoire, outrer la Révolution avait donc moins de péril, et valait encore mieux que de rester en deçà, comme l’a dit Danton, et il a fallu, avant tout, que la République s’assurât du champ de bataille.
D’ailleurs tout le monde conviendra d’une vérité. Quoique Pitt sentant cette nécessité où nous étions réduits, de ne pouvoir vaincre sans une grande effusion de sang, ait changé tout à coup de batteries, et, profitant habilement de notre situation, ait fait tous ses efforts pour donner à notre liberté l’attitude de la tyrannie, et tourner ainsi contre nous la raison et l’humanité du dix-huitième siècle, c’est-à-dire, les armes mêmes avec lesquelles nous avions vaincu le despotisme ; quoique Pitt, depuis la grande victoire de la Montagne, le 20 janvier, se sentant trop faible pour empêcher la liberté de s’établir en France, en la combattant de front, ait compris que le seul moyen de la diffamer et de la détruire était d’en prendre lui-même le costume et le langage ; quoique en conséquence de ce plan il ait donné à tous ses agents, à tous les aristocrates, l’instruction secrète de s’affubler d’un bonnet rouge, de changer la culotte étroite contre le pantalon, et de se faire des patriotes énergumènes ; quoique le patriote Pitt, devenu jacobin, dans son ordre à l’armée invisible qu’il solde parmi nous, l’ait conjurée de demander, comme le marquis de Montaut, cinq cents têtes dans la Convention, et que l’armée du Rhin fusillât la garnison de Mayence ; de demander, comme une certaine pétition, qu’on fit tomber neuf cent mille têtes ; comme un certain réquisitoire, qu’on embastillât la moitié du peuple français comme suspect ; et, comme une certaine motion, qu’on mit des barils de poudre sous ces prisons innombrables, et à côté une mèche permanente ; quoique le sans-culotte Pitt ait demandé qu’au moins, par amendement, on traitât tous ces prisonniers avec la dernière rigueur ; qu’on leur refusât toutes les commodités de la vie, et jusqu’à la vue de leurs pères, de leurs femmes et de leurs enfants, pour les livrer eux et leur famille à la terreur et au désespoir ; quoique cet habile ennemi ait suscité partout une nuée de rivaux à la Convention, et qu’il n’y ait aujourd’hui, en France, que les douze cent mille soldats de nos armées, qui, fort heureusement, ne fassent pas de lois ; car les commissaires de la Convention font des lois ; les départements, les districts, les municipalités, les sections, les comités révolutionnaires font des lois ; et, Dieu me pardonne, je crois que les sociétés fraternelles en font aussi : malgré, dis-je, tous les efforts que Pitt a faits pour rendre notre République odieuse à l’Europe ; pour donner des armes au parti ministériel contre le parti de l’opposition, à la rentrée du parlement ; en un mot, pour réfuter le manifeste sublime de Robespierre[2]. Malgré tant de guinées, qu’on me cite, disait Danton, un seul homme, fortement prononcé dans la Révolution, et en faveur de la République, qui ait été condamné à mort par le tribunal révolutionnaire ? Le tribunal révolutionnaire, de Paris du moins, quand il a vu des faux témoins se glisser dans son sein, et mettre l’innocent en péril, s’est empressé de leur faire subir la peine du talion. À la vérité, il a condamné pour des paroles et des écrits. Mais, d’abord, peut-on regarder comme de simples paroles le cri de vive le Roi, ce cri provocateur de sédition, et qui, par conséquent, même dans l’ancienne loi de la république romaine, que j’ai citée, eût été puni de mort ? Ensuite, c’est dans la mêlée d’une révolution que ce tribunal a à juger des crimes politiques ; et ceux même qui croient qu’il n’est pas exempt d’erreurs lui doivent cette justice, qu’en matière d’écrits il est plus attaché à l’intention qu’au corps du délit ; et lorsqu’il n’a pas été convaincu que l’intention était contre-révolutionnaire, il n’a jamais manqué de mettre en liberté, non-seulement celui qui avait tenu les propos ou publié les écrits, mais même celui qui avait émigré.
Ceux qui jugent si sévèrement les fondateurs de la République ne se mettent pas à leur place. Voyez entre quels précipices nous marchons. D’un côté est l’exagération en moustaches, à qui il ne tient pas que, par ses mesures ultra-révolutionnaires, nous ne devenions l’horreur et la risée de l’Europe ; d’un autre côté est le modérantisme en deuil, qui voyant les vieux Cordeliers ramer vers le bon sens, et tâcher d’éviter le courant de l’exagération, faisait hier, avec une armée de femmes, le siége du comité de sûreté générale, et, me prenant au collet, comme j’y entrais par hasard, prétendait que, dans le jour, la Convention ouvrit toutes les prisons, pour nous lâcher aux jambes, avec un certain nombre, il est vrai, de bons citoyens, une multitude de contre-révolutionnaires, enragés de leur détention. Enfin, il y a une troisième conspiration, qui n’est pas la moins dangereuse ; c’est celle que Marat aurait appelée la conspiration des dindons : je veux parler de ces hommes qui, avec les intentions du monde les meilleures, étrangers à toutes les idées politiques, et, si je puis m’exprimer ainsi, scélérats de bêtise et d’orgueil, parce qu’ils sont de tel comité, ou qu’ils occupent telle place éminente, souffrent à peine qu’on leur parle ; montagnards d’industrie, comme les appelle si bien d’Églantine, tout au moins montagnards de recrues, de la troisième ou quatrième réquisition, et dont la morgue ose traiter de mauvais citoyens des vétérans blanchis dans les armées de la République, s’ils ne fléchissent pas le genou devant leur opinion, et dont l’ignorance patriote nous fait encore plus de mal que l’habileté contre-révolutionnaire des Lafayette et des Dumouriez. Voilà les trois écueils dont les Jacobins éclairés voient que leur route est semée sans interruption : mais ceux qui ont posé la première pierre de la République doivent être déterminés à élever jusqu’au faîte ce nouveau Capitole, ou à s’ensevelir sous ses fondements.
Pour moi, j’ai repris tout mon courage ; et tant que j’aurai vécu, je n’aurai pas laissé déshonorer mon écritoire véridique et républicaine. Après ce numéro 3 du Vieux Cordelier, que Pitt vienne dire maintenant que je n’ai pas la liberté d’exprimer mon opinion autant que le Morning Chronicle ! qu’il vienne dire que la liberté de la presse n’existe plus en France, même pour les députés à la Convention, après la lettre pleine d’affreuses vérités que vient de publier le courageux Philippeaux, quoiqu’on puisse lui reprocher d’y avoir trop méconnu les grands services du comité de salut public. Depuis que j’ai lu cet écrit véritablement sauveur, je dis à tous les patriotes que je rencontre : Avez-vous lu Philippeaux ? Et je le dis avec autant d’enthousiasme que La Fontaine demandait : Avez-vous lu Baruch ?
Oui, j’espère que la liberté de la presse va renaître toute entière. On a étrangement trompé les meilleurs esprits de la Convention sur les prétendus dangers de cette liberté. On veut que la terreur soit à l’ordre du jour, c’est-à-dire la terreur des mauvais citoyens : qu’on y mette donc la liberté de la presse ; car elle est la terreur des fripons et des contre-révolutionnaires.
Loustalot, qu’on a trop oublié, et à qui il n’a manqué, pour partager les honneurs divins de Marat, que d’être assassiné deux ans plus tard, ne cessait de répéter cette maxime d’un écrivain anglais : « Si la liberté de la presse existait dans un pays où le despotisme le plus absolu réunit dans une seule main tous les pouvoirs, elle suffirait seule pour faire le contre-poids. » L’expérience de notre Révolution a démontré la vérité de cette maxime. Quoique la constitution de 89 eût environné le tyran de tous les moyens de corruption ; quoique la majorité des deux premières assemblées nationales, corrompue par ses vingt-cinq millions et par les suppléments de liste civile, conspirât avec Louis XVI, et avec tous les cabinets de l’Europe, pour étouffer notre liberté naissante ; il a suffi d’une poignée d’écrivains courageux pour mettre en fuite des milliers de plumes vénales, déjouer tous les complots, et amener la journée du 10 août et la République, presque sans effusion de sang, en comparaison de ce qu’il en a coulé depuis. Tant que la liberté indéfinie de la presse a existé, il nous a été facile de tout prévoir, de tout prévenir. La liberté, la vérité, le bon sens ont battu l’esclavage, la sottise et le mensonge, partout où ils les ont rencontrés. Mais est venu le vertueux Roland qui, en faisant de la poste des filets de Saint-Cloud que le ministre seul avait droit de lever, et ne laissant passer que les écrits brissotins, a attenté le premier à la circulation des lumières, et a amoncelé sur le Midi ces ténèbres et ces nuages d’où il est sorti tant de tempêtes. On interceptait les écrits de Robespierre, de Billaud-Varennes, etc., etc. Grâces à la guerre, qu’on fit déclarer, soi-disant poux achever la Révolution, il nous en coûte déjà le sang d’un million d’hommes, selon le compte du Père Duchesne, dans un de ses derniers numéros, tandis que je mourrai avec cette opinion, que, pour rendre la France républicaine, heureuse et florissante, il eût suffi d’un peu d’encre et d’une seule guillotine.
On ne répondra jamais à mes raisonnements en faveur de la liberté de la presse ; et qu’on ne dise pas, par exemple, que dans ce numéro 3, et dans ma traduction de Tacite, la malignité trouvera des rapprochements entre ces temps déplorables et le nôtre. Je le sais bien, et c’est pour faire cesser ces rapprochements, c’est pour que la liberté ne ressemble point au despotisme, que je me suis armé de ma plume. Mais, pour empêcher que les royalistes ne tirent de là un argument contre la République, ne suffit-il pas de représenter, comme j’ai fait tout à l’heure, notre situation et l’alternative cruelle où se sont trouvés réduits les amis de la liberté, dans le combat à mort entre la république et la monarchie ?
Sans doute, la maxime des républiques est, qu’il vaut mieux ne pas punir plusieurs coupables que de frapper un seul innocent. Mais n’est-il pas vrai que, dans un temps de révolution, cette maxime pleine de raison et d’humanité sert à encourager les traîtres à la patrie, parce que la clarté des preuves qu’exige la loi favorable à l’innocence fait que le coupable rusé se dérobe au supplice ? Tel est l’encouragement qu’un peuple libre donne contre lui-même. C’est une maladie des républiques qui vient, comme on voit, de la bonté du tempérament. La maxime au contraire du despotisme est, « qu’il vaut mieux que plusieurs innocents périssent que si un seul coupable échappait. » C’est cette maxime, dit Gordon sur Tacite, qui fait la force et la sûreté des rois. Le comité de salut public l’a bien senti ; et il a cru que, pour établir la République, il avait besoin un moment de la jurisprudence des despotes. Il a pensé, avec Machiavel, que dans les cas de conscience politique, le plus grand bien effaçait le mal plus petit. Il a donc voilé pendant quelque temps la statue de la Liberté. Mais confondra-t-on ce voile de gaze et transparent, avec la doublure des Cloots, des Coupé, des Montaut, et ce drap mortuaire sous lequel on ne pouvait reconnaître les principes au cercueil ? Confondra-t-on la Constitution, fille de la Montagne, avec les superfétations de Pitt ; les erreurs du patriotisme, avec les crimes du parti de l’étranger ; le réquisitoire du procureur de la commune sur les certificats de civisme, sur la fermeture des églises, et sa définition des gens suspects, avec les décrets tutélaires de la Convention, qui ont maintenu la liberté du culte et les principes.
Je n’ai point prétendu faire d’application à personne, dans ce numéro. Ce ne serait pas ma faute, si M. Vincent, le Pitt de Georges Bouchotte, jugeait à propos de s’y reconnaître à certains traits. Mon cher et brave collègue Philippeaux n’a pas pris tant de détours pour lui adresser des vérités bien plus dures. C’est à ceux qui, en lisant ces vives peintures de la tyrannie, y trouveraient quelque malheureuse ressemblance avec leur conduite, à s’empresser de la corriger ; car on ne se persuadera jamais que le portrait d’un tyran, tracé de la main du plus grand peintre de l’antiquité, et par l’historien des philosophes, puisse être devenu le portrait, d’après nature, de Caton et de Brutus, et que ce que Tacite appelait le despotisme et le pire des gouvernements, il y a douze siècles, puisse s’appeler aujourd’hui la liberté, et le meilleur des mondes possibles.
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[1] Je préviens que ce numéro n’est, d’un bout à l’autre, qu’une traduction littérale des historiens. J’ai cru inutile de le surcharger des citations. Toutefois, au risque de passer pour pédant, je citerai, parfois, le texte, afin d’ôter tout prétexte à la malignité d’empoisonner mes phrases, el de prétendre ainsi que ma traduction d’un auteur mort il y a quinze cents ans est un crime de contre-révolution.
(Note de Desmoulins.)
[2] C’est avec de tels écrits qu’on vengerait l’honneur de la République, et qu’on débaucherait leurs peuples et leurs armées, aux despotes, bientôt réduits à la garde des nobles et des prêtres, leurs satellites naturels, si les ultra révolutionnaires et les bonnets rouges de Brissot et de Dumouriez ne gâtaient une si belle cause et ne fournissaient malheureusement à Pitt des faits pour répondre é ces belles paroles de Robespierre.
(Note de Desmoulins.)