LE VIEUX CORDELIER
VIVRE LIBRE OU MOURIR
No Ier
Quintidi frimaire, 2e décade,
l’an II de la République une et indivisible (5 déc. 1793).
Dès que ceux qui gouvernent seront haïs, leurs concurrents ne tarderont pas à être admirés.
(Machiavel.)
Ô Pitt ! je rends hommage à ton génie ! Quels nouveaux débarqués de France en Angleterre t’ont donné de si bons conseils, et des moyens si sûrs de perdre ma patrie ? Tu as vu que tu échouerais éternellement contre elle, si tu ne t’attachais à perdre, dans l’opinion publique, ceux qui, depuis cinq ans, ont déjoué tous tes projets. Tu as compris que ce sont ceux qui t’ont toujours vaincu qu’il fallait vaincre ; qu’il fallait faire accuser de corruption précisément ceux que tu n’avais pu corrompre, et d’attiédissement ceux que tu n’avais pu attiédir. Avec quels succès, depuis la mort de Marat, tu as poussé les travaux du siége de leur réputation, contre ses amis, ses preux compagnons d’armes, et le navire Argo des vieux cordeliers !
C’est hier surtout, à la séance des jacobins, que j’ai vu tes progrès avec effroi, et que j’ai senti toute ta force, même au milieu de nous. J’ai vu, dans ce berceau de la liberté, un Hercule près d’être étouffé par tes serpents tricolores. Enfin, les bons citoyens, les vétérans de la Révolution, ceux qui en ont fait les cinq campagnes, depuis 1789, ces vieux amis de la liberté, qui, depuis le 12 juillet, ont marché entre les poignards et les poisons des aristocrates et des tyrans, les fondateurs de la République, en un mot, ont vaincu. Mais que cette victoire même leur laisse de douleur, en pensant qu’elle a pu être disputée si longtemps dans les jacobins ! La victoire nous est restée parce qu’au milieu de tant de ruines de réputations colossales de civisme, celle de Robespierre est debout ; parce qu’il a donné la main à son émule de patriotisme, notre président perpétuel des anciens cordeliers, notre Horatius Coclès qui, seul, avait soutenu sur le pont tout l’effort de Lafayette et de ses quatre mille Parisiens assiégeant Marat, et qui semblait maintenant terrassé par le parti de l’étranger. Déjà fort du terrain gagné pendant la maladie et l’absence de Danton, ce parti, dominateur insolent dans la société, au milieu des endroits les plus touchants, les plus convaincans de sa justification, dans les tribunes, huait, et dans le sein de l’assemblée, secouait la tête, et souriait de pitié, comme au discours d’un homme condamné par tous les suffrages. Nous avons vaincu cependant, parce qu’après le discours foudroyant de Robespierre dont il semble que le talent grandisse avec les dangers de la République, et l’impression profonde qu’il avait laissée dans les âmes, il était impossible d’oser élever la voix contre Danton, sans donner, pour ainsi dire, une quittance publique des guinées de Pitt. Robespierre, les oisifs que la curiosité avait amenés hier à la séance des jacobins, et qui ne cherchaient qu’un orateur et un spectacle, en sont sortis ne regrettant plus ces grands acteurs de la tribune, Barnave et Mirabeau, dont tu fais oublier souvent le talent de la parole. Mais la seule louange digne de ton cœur, est celle que t’ont donnée tous les vieux cordeliers, ces glorieux confesseurs de la liberté, décrétés par le Châtelet et par le tribunal du sixième arrondissement, et fusilles au Champ de Mars. Dans tous les autres dangers dont tu as délivré la République, tu l’as sauvée seul.
Le nocher, dans son art, s’instruit pendant l’orage.
Je me suis instruit hier ; j’ai vu le nombre de nos ennemis ; leur multitude m’arrache de l’hôtel des Invalides, et me ramène au combat. Il faut écrire ; il faut quitter le crayon lent de l’histoire de la Révolution, que je traçais au coin du feu, pour reprendre la plume rapide et haletante du journaliste, et suivre, à bride abattue le torrent révolutionnaire. Député consultant que personne ne consultait plus depuis le 3 juin, je sors de mon cabinet et de ma chaise à bras, où j’ai eu tout le loisir de suivre, par le menu, le nouveau système de nos ennemis dont Robespierre ne vous a présenté que les masses, et que ses occupations au Comité du salut public ne lui ont pas permis d’embrasser, comme moi, dans son entier. Je sens de nouveau ce que je disais, il y a un an, combien j’ai eu tort de quitter la plume périodique, et de laisser le temps à l’intrigue de frelater l’opinion des départements et de corrompre cette mer immense par une foule de journaux, comme par autant de fleuves qui y portaient sans cesse des eaux empoisonnées. Nous n’avons plus de journal qui dise la vérité, du moins toute la vérité. Je rentre dans l’arène avec toute la franchise et le courage qu’on me connaît.
Nous nous moquions, il y a un an, avec grande raison, de la prétendue liberté des Anglais, qui n’ont pas la liberté indéfinie de la presse ; et cependant quel homme de bonne foi osera comparer aujourd’hui la France à l’Angleterre, pour la liberté de la presse ! Voyez avec quelle hardiesse le Morning Chronicle attaque Pitt et les opérations de la guerre ? Quel est le journaliste, en France, qui osât relever les bévues de nos comités, et des généraux, et des jacobins, et des ministres, et de la Commune, comme l’opposition relève celle du ministère britannique ? Et moi Français, moi Camille Desmoulins, je ne serai pas aussi libre qu’un journaliste anglais ! je m’indigne à cette idée. Qu’on ne dise pas que nous sommes en révolution, et qu’il faut suspendre la liberté de la presse pendant la Révolution. Est-ce que l’Angleterre, est-ce que toute l’Europe n’est pas aussi en état de révolution. Les principes de la liberté de la presse sont-ils moins sacrés à Paris qu’à Londres, où Pitt doit avoir une si grande peur de la lumière ? Je l’ai dit, il y a cinq ans, ce sont les fripons qui craignent les réverbères. Est-ce que, lorsque, d’une part, la servitude et la vénalité tiendront la plume, et de l’autre, la liberté et la vertu, il peut y avoir le moindre danger que le peuple, juge dans ce combat, puisse passer du côté de l’esclavage ? Quelle injure ce serait faire à la raison humaine, que de l’appréhender ! Est-ce que la raison peut craindre le duel de la sottise ? Je le répète, il n’y a que les contre-révolutionnaires, il n’y a que les traîtres, il n’y a que Pitt, qui puissent avoir intérêt à défendre, en France, la liberté la liberté même indéfinie de la presse ; et la liberté, la vérité, ne peuvent jamais craindre l’écritoire de la servitude et du mensonge.
Je sais que, dans le maniement des grandes affaires, il est permis de s’écarter des règles austères de la morale ; cela est triste, mais inévitable. Les besoins de l’État et la perversité du cœur humain rendent une telle conduite nécessaire, et ont fait de sa nécessité la première maxime de la politique. Si un homme en place s’avisait de dire tout ce qu’il pense, tout ce qu’il sait, il exposerait son pays à une perte certaine. Que les bons citoyens ne craignent donc point les écarts et l’intempérance de ma plume. J’ai la main pleine de vérités, et je me garderai bien de l’ouvrir en entier ; mais j’en laisserai échapper assez pour sauver la France et la République, une et indivisible.
Mes collègues ont tous été si occupés et emportés par le tourbillon des affaires, les uns dans des comités, les autres dans des missions, que le temps leur a manqué pour lire, je dirai presque pour méditer. Moi qui n’ai été d’aucune mission, d’aucun comité où l’on eût quelque chose à faire ; qui, au milieu de cette surcharge de travaux de tous mes collègues montagnards, pour l’affermissement de la République, ai composé, presque à moi seul (qu’ils me passent l’expression), leur comité de lecteurs et de penseurs, me sera-t-il permis, au bout d’un an, de leur présenter le rapport de ce comité, de leur offrir les leçons de l’histoire, le seul maître, quoi qu’on en dise, de l’art de gouverner, et de leur donner les conseils que leur donneraient Tacite et Machiavel, les plus grands politiques qui aient jamais existé.